Le management face à la complexité psychique
28 janvier 2021Par : Frédéric Balletti
Directeur de KPAM-RH, Expert en prévention et gestion des risques psychosociaux.
La dimension psychologique de cette crise est aussi importante que son pendant somatique, C’est dit. Par Olivier Véran, le 19 novembre. Ce sujet est aussi un sujet d’entreprise, pour la simple et bonne raison que ces citoyens en mal-être psychique sont aussi, pour beaucoup, des salariés. Aussi, le sujet autrefois tabou du management de « personnes psychiquement fragiles » devient un défi central et largement partagé. Pistes de réflexions…
COVID-19 : le sujet de la santé psychique mise en avant…
Depuis la fin d’année 2020, le mot est (enfin) lancé, le voile est levé : nous pouvons (enfin) parler de santé mentale sans devoir prendre mille et une précautions ou se cacher derrière son petit doigt.
Mais pas dans n’importe quel contexte. Effectivement, le sujet a été mis au-devant de la scène dans cette période particulièrement compliquée de pandémie dont on ne voit plus le bout.
Vous pouvez suivre régulièrement sur le site internet de Santé Publique France [1] un baromètre dédié à l’évolution des comportements et de la santé mentale pendant l’épidémie. Avec différents échantillons interrogés lors de différentes vagues. Le site est plutôt bien fait, même si nous regrettons une approche uniquement basée sur des questions fermées. Nous avons pourtant là l’opportunité de travailler sur des verbatim, des témoignages… Des éléments tellement plus riches pour comprendre la situation et mieux agir.
Les résultats du baromètre Santé Public France / BVA sont sans appel. Nous pouvons par exemple lire :
- une tendance à la hausse des états dépressifs ;
- un niveau élevé d’états anxieux ;
- une augmentation des des troubles du sommeil.
Ce sujet est aussi un sujet d’entreprise, pour la simple et bonne raison que ces citoyens en mal-être psychique sont aussi, pour beaucoup, des salariés. D’ailleurs, plusieurs baromètres ont été lancés sur ce sujet en particulier, les cabinets de conseil en prévention et gestion des risques psychosociaux sentant enfin la légitimité, et l’opportunité, de partager ce sujet complexe et préoccupant. Une opportunité de pouvoir reparler de santé psychique au travail après une longue période dédiée au « bien-être au travail », nouveau-né déformé de la « Qualité de vie au Travail ». Sujet lui-même trop souvent réduit au déploiement de tables de babyfoot et de distribution de smoothies dans les halls d’entrée des grandes entreprises.
Aussi, le sujet autrefois tabou du management de « personnes psychiquement fragiles » devient un défi central et largement partagé. Le management d’individus en fragilité psychique ne s’improvise pas, ce n’est pas quelque chose que l’on apprend en école de Management. Ni à l’Université d’ailleurs, hors parcours en psychologie. Et encore.
D’un autre côté, comme nous avons pu le souligner à de nombreuses reprises lors de nos différentes études autour de l’Expérience Collaborateur en période de crise, les managers eux-mêmes partagent leur détresse. Ils nous indiquent, de plus en plus, les difficultés qu’ils rencontrent d’une part dans le management à distance, et d’autre part dans le management de situations personnelles complexes.
Alors, pour beaucoup, ils se tournent vers des acteurs des ressources humaines pour y trouver le Salut. Bien malheureusement, ils découvrent pour beaucoup que leurs collègues ne sont pas plus armés qu’eux dans la prévention et la gestion de ce type de situations. Aussi, l’importance d’une synergie avec la médecine du travail et les psychologues du travail n’a jamais été aussi impérieuse.
… un sujet tabou depuis bien des années
« Mon pire moment de l’année, c’est lorsque j’ai ouvert le tiroir du bureau d’un collaborateur et que ce dernier est parti en hurlant. J’ai compris trop tard qu’en ouvrant ce tiroir, j’avais libéré un esprit enfermé par le précédant manager. » Non, ce n’est pas une histoire drôle. C’est un témoignage parmi tant d’autre d’un jeune manager confronté à une réalité du management. Réalité trop souvent peu partagée, qui existe au sein des entreprises depuis bien longtemps avant la crise sanitaire que nous vivons.
C’est, et cela a toujours été, un sujet majeur présent dans le quotidien des entreprises, donc des salariés qui les constituent. Et pourtant, nous avons souvent constaté un manque de sensibilisation, de préparation et même de formation sur le sujet.
Aussi, de nombreux collaborateurs, managers et acteurs RH se retrouvent à essayer de gérer, pour le meilleur et pour le pire, cette complexité humaine. Et il faut le dire : devoir improviser sur ce sujet est une véritable source de stress, d’angoisse.
Dans beaucoup d’organisations, le sujet n’a jamais été vraiment traité. Au mieux le médecin du travail est dans la boucle, au pire « on bricole ». Fort heureusement, il arrive que le collectif se mette en mouvement pour adapter au mieux l’environnement à ces situations compliquées. Certains managers font preuve d’une forme d’empathie, de patience et d’improvisation qu’ils n’auraient eux-mêmes pas imaginé. Il existe également, dans les grandes organisations, des services dédiés à l’accompagnement des personnes en situation de handicap. Mais leur montée en compétences sur le handicap psychique est lente et fastidieuse, tant elle est complexe et taboue.
« Tous les matins, la responsable du service doit accompagner sa collaboratrice à son poste de travail. Pour ce faire, elle doit l’aider à traverser un fleuve imaginaire au milieu de l’Open Space. Bien évidemment, le rituel est le même entre midi et deux et le soir. » Il est, à mon sens, grand temps de prendre ce sujet au sérieux. La triste période que nous vivons nous en offre l’opportunité. Et cette opportunité doit être saisie bien avant de mettre les pieds dans le monde professionnel.
Quelles pistes d’action possibles ?
Plusieurs pistes peuvent être creusées pour travailler au mieux ce sujet. Certaines organisations ont d’ores et déjà développer plusieurs de ces pratiques en fonction de leur maturité vis-à-vis du sujet et de leurs relations avec les acteurs de la santé au travail.
- D’abord au niveau du cursus scolaire post bac (pourquoi pas avant… ?) :
- au-delà des bases nécessaires en psychologie sociale, sociologie voire ethnologie, les programmes de formation en management doivent fournir un bagage minimum de gestion des situations humaines complexes aux futurs managers ;
- dès la formation, des rencontres et des partages de bonnes pratiques devraient être instaurées entre les services de Santé au Travail (médecins du travail et psychologues particulièrement) et les Grandes Ecoles et Universités. Je suis moi-même étonné, lorsque j’interviens en entreprise ou lorsque je donne des cours aux futurs managers et acteurs RH des lacunes vis-à-vis de la connaissance de la psyché humaine. Elément pourtant au cœur du fonctionnement d’un collectif humain. Sujet accessible aux profanes de la psychologie, sans avoir à les transformer en psy.
- Ensuite, au sein des organisations :
- développer la synergie entre les services de santé au travail, les ressources humaines et la ligne managériale. Faire par exemple un suivi régulier des personnes dont on connait la fragilité et mettre en place les actions adéquates si nécessaires (plutôt que de laisse la manager seul) ;
- commencer (ou continuer pour certains) toute la politique de sensibilisation autour du sujet ;
- créer et animer des collectifs de managers autour de ces sujets. En ritualisant des moments d’échanges d’expériences et de partage de bonnes pratiques ;
- renforcer la mise à disposition de psychologues (numéros verts, présence sur site, suivi personnalisé,…) par des espaces dédiés au management pour qu’ils puissent demander conseil et être accompagnés par des professionnels ;
- développer la mise à disposition de la « télémédecine» : par téléphone, par webcam voir par « cabines ».
Ajouter la pierre du management de la complexité psychique à l’édifice du « management bienveillant » est indispensable. Car plus qu’une pierre, c’est une fondation. Fondation qui prendra de plus en plus d’importance au fur et à mesure des crises que nous traverserons.
A propos de Frédéric Balletti
Frédéric Balletti, Directeur KPAM-RH Expérience Collaborateur, se propose d’échanger avec vous, de façon privilégiée, par téléphone ou en visioconférence, si vous cherchez des données, des études, des analyses sur l’opinion des français sur le télétravail.
Après un Master 1 en Neuropsychologie et un Master 2 en Ergonomie et gestion des risques professionnels (2011), Frédéric a débuté sa carrière en tant qu’Ergonome au sein d’un site industriel dédié à la Défense. Il a compris à l’époque l’importance du travail réel et le potentiel de ce savoir dans les projets de transformation et l’engagement des salariés. Il a ensuite rejoint le Groupe La Poste où il a d’abord été expert de la prévention des risques professionnels, de l’ergonomie et de la conduite du changement (16000 personnes) avant de prendre la responsabilité du pôle. Ses différents travaux lui ont permis de travailler avec l’ensemble des parties prenantes, notamment les partenaires sociaux. En 2017 Frédéric a été diplômé du MBA RH de Paris Dauphine. Il a construit la politique Qualité de vie au Travail d’Essilor International avant de rejoindre KPAM-RH en 2018 pour travailler autour de l’Expérience Collaborateur.
[1] https://www.santepubliquefrance.fr/etudes-et-enquetes/covid-19-une-enquete-pour-suivre-l-evolution-des-comportements-et-de-la-sante-mentale-pendant-l-epidemie