Le logiciel du tarif douanier de Conex piraté par un concurrent : les tribunaux reconnaissent les droits d’auteur du leader européen des logiciels de douane
22 août 2006Au-delà des parties en présence au procès, c’est toute la jurisprudence de la protection d’un logiciel professionnel qu’illustre l’affaire Conex contre Elit Group/Tracing Server.
Les faits
Depuis sa création, par Alban Gruson, en 1985, Conex développe et commercialise des logiciels de traitement automatisé, dont une version du tarif douanier (1), Sélectarif, conçue en 1996. Fort d’une licence octroyée par l’organisation mondiale des douanes (OMD) sur sa base de données, l’outil de Conex structure des informations que produit l’administration publique. Sélectarif est mis à jour en ligne via un site Web dont Conex est titulaire du nom de domaine, tarif-douanier.com.
En 2002, l’entreprise lilloise – le siège de Conex est à Rumegies, près de Lille – constate avec le désagrément que l’on imagine, qu’un concurrent, Elit Group, alors connu sous le nom de Tracing Server, propose sur son site tarifdouanier.com (sans trait d’union), une sorte de clone de Sélectarif. Il s’agit bien d’une copie du module logiciel développé par Conex : mêmes principes de recherche, même présentation, mêmes abréviations propres à Conex (les juges sont allés jusqu’à constater de menues fautes de frappe dans certains textes à l’identique dans les deux applications ! ) Le copieur est pris la main dans le sac…
Aussitôt, Alban Gruson fait dresser un procès-verbal de constat par l’Agence de Protection des Programmes – APP (2). Il assigne en contrefaçon et concurrence déloyale la société alors dénommée Tracing Server devant le tribunal de commerce (elle adoptera plus tard la dénomination d’Elit Group). « Il ne s’agissait pas d’attaquer ce concurrent avec agressivité, analyse a posteriori Alban Gruson avec un certain fair-play. Simplement de protéger nos marchés. Cette société développe des logiciels en concurrence frontale avec les nôtres, elle avait besoin d’un tarif douanier automatisé. Copier était la solution la plus rapide… »
Le 15 octobre 2004, le tribunal de commerce condamne Elit-Tracing Server pour contrefaçon et concurrence déloyale. Le contrefacteur interjette l’appel. En février 2006, la cour d’appel de Paris confirme le premier jugement : Elit/Tracing Server a bel et bien, pour les juges, violé les droits d’auteur de la société Conex. À ce titre, le copieur est condamné pour contrefaçon. Mais au-delà des faits, c’est bien le raisonnement des magistrats qu’il est intéressant d’analyser.
Le raisonnement des juges
Car comment protège-t-on un logiciel ? Cet « ensemble d’éléments informatiques permettant d’assurer une tâche ou une fonction » (3) n’est pas en soi une invention, et n’est donc pas « brevetable ». Dès lors, le Code de la propriété intellectuelle (CPI) confère des droits d’auteurs aux logiciels. Un peu à la manière d’une œuvre d’art, en l’occurrence considérée comme « œuvre de l’esprit ». Qui dit œuvre de l’esprit dit droit moral et patrimonial pour son auteur, à condition que ladite œuvre soit… originale.
Sélectarif, logiciel œuvre de l’esprit, est-il original ? Oui, disent les juges, pour lesquels l’originalité naît de « l’empreinte de la personnalité de l’auteur ». On le voit, dire le droit exige souvent une série de définitions emboîtées les unes aux autres. Dans le cas d’un logiciel, la jurisprudence de la Cour de cassation voit l’empreinte de la personnalité de l’auteur dès lors que le produit est le fruit d’un « effort personnalisé allant au-delà de la simple mise en œuvre d’une logique automatique et contraignante.» (4) Pour le tribunal de commerce comme pour la cour d’appel, Sélectarif n’est pas issu d’une simple logique mécanique : ses éléments constitutifs individuels sont banals, mais, agencés ensemble, ils donnent au logiciel un « caractère propre », donc porteur de « l’empreinte des auteurs », protégeable par un droit d’auteurs : en le copiant (ne fût-ce que partiellement), le concurrent de Conex a violé ce droit.
Des jugements susceptibles de faire date
Dans l’affaire Conex contre Elit/Tracing Server, bien d’autres aspects juridiques ont aidé au progrès de la définition de la protection d’un logiciel : ainsi a-t-on vu les juges éviter d’entrer dans une analyse trop technique des « codes sources », autrement dit ces lignes de langage informatique qu’utilisent les programmeurs pour bâtir un logiciel. Ils ont postulé la « titularité » des droits d’auteurs en s’en tenant à l’idée de présomption de paternité pour la société qui commercialise le logiciel. Enfin a-t-on écarté un autre point de droit : la protection des bases de données. Dès lors que les données structurées par Sélectarif sont publiques, ont conclu les juges, leur extraction n’est pas un acte de « parasitisme ».
Quid du nom de domaine, tarif-douanier.com, « détourné » sous la forme tarifdouanier.com ? Au nom du droit des marques, dans la mesure où le risque de confusion, pour le consommateur, était grand, les tribunaux ont sanctionné Elit/Tracing Server pour « concurrence déloyale ».
Moralité…
La société condamnée ne vendait pas sa version de tarif douanier « inspirée » par Sélectarif : elle en avait fait un « plus » commercial gratuit, à ce titre d’autant plus « déloyal ». Mais cette gratuité est doublement « suspecte ». Pour Alban Gruson, PDG de Conex, par-delà le procès qu’il a gagné, la gratuité en soi, pour ce type de produit, « déresponsabilise » et crée un véritable « vide juridique ». Mes données sont fausses ou incomplètes, se plaint le client. Ne vous plaignez pas, rétorque le vendeur, vous n’avez rien payé pour les obtenir ! Raisonnement spécieux dont on devine les conséquences potentiellement dramatiques. « Au surplus, un tel produit gratuit ne saurait durer, estime le créateur de Conex : on ne peut longtemps maintenir un produit à rentabilité zéro, sauf s’il s’agit d’une vente liée » [le tarif devenant alors une sorte de prime pour l’achat de tel logiciel].
L’affaire Conex contre Elit Group trouve sa conclusion au moment où les parlementaires essaient de trouver une issue au projet de loi sur les droits d’auteur en général. Adopté in extremis lors de la dernière session parlementaire, le DADVSI – loi sur les droits d’auteur et droits voisins – est la transcription en droit français de la directive européenne du 22 mai 2001 : il reconnaît le piratage – notamment des œuvres numériques, comme la musique – et condamne son auteur (un simple téléchargement pour usage personnel sera sanctionné 38 euros, mais les sanctions se durcissent pour les cas les plus graves, 3 ans de prison et 300 000 euros d’amende). Loin des scènes médiatiques du grand public, la condamnation d’Elit Group convaincu de piratage arrive à point nommé pour marquer la valeur d’une authentique création logicielle : les succès des produits Conex de par le monde prouvent que la qualité a un prix.
À bon entendeur…
(1) Selon la définition officielle, « l’espèce d’une marchandise est la dénomination qui lui est attribuée dans le tarif douanier commun, en vertu de l’art. 28 du code des douanes national. Elle correspond à une ligne du tarif désignant expressément la marchandise en cause. La détermination de cette espèce, appelée classement de la marchandise, est une opération importante qui permet de déterminer les normes applicables à l’exportation et l’enregistrement de l’opération dans les statistiques du commerce extérieur. »
(2) Depuis sa création en 1982, L’APP se consacre à l’élaboration et à l’amélioration du cadre juridique des œuvres numériques. Son activité internationale se marque par son statut d’organisation non gouvernementale auprès de l’Union européenne, de l’OMC, de l’OCDE et de l’OMPI. 249 rue de Crimée, 75019 Paris. Tél. : 01 40 35 03 03, http://app.legalis.net/
(3) Définition relevée chez Itrmanager.com, magazine en ligne des professionnels de l’informatique.
(4) Cour de cassation, 7 mars 1986, cité dans Economica, Le droit d’auteur, Paris, 2005
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